Suite de notre série sur des textes méconnus ou que vous aimez particulièrement liés à la tauromachie. Après Exbrayat, Joseph Peyré et le grand journaliste aficionado José Carlos Arévalo hier célébrant Borja Domecq, une nouvelle page très originale avec le héros cubain José Marti. Merci à Michel Marcos pour cet envoi.
Continuez à nous écrire: pierrevidal.ratabou@orange.fr
           « JosĂ© MARTĂŤ (1853-1895) est considĂ©rĂ© par les Cubains comme le premier rĂ©volutionnaire. Sa statue trĂ´ne au milieu de la Plaza de la RevoluciĂłn Ă La Havane. Dès 1869 (16 ans !), après avoir Ă©tĂ© emprisonnĂ© pour ses idĂ©es, il fut dĂ©portĂ© en Espagne. On peut donc penser, Ă la lecture du texte qui suit, qu’il y a assistĂ© Ă une ou plusieurs corridas. Il vĂ©cut ensuite Ă Paris — il Ă©crivait aussi en Français —, au Mexique, au Guatemala, Ă New-York, au Venezuela, dĂ©fendant ses convictions dans un grand nombre de journaux des pays oĂą il sĂ©journait et en tant que correspondant de pĂ©riodiques d’autres rĂ©gions du monde. Il fut le hĂ©ros (malheureux, puisque tuĂ© Ă la bataille de Dos RĂos Ă la tĂŞte de l’armĂ©e de libĂ©ration) de la guerre d’indĂ©pendance dont il ne vit donc pas la fin. Il en pressentait pourtant l’évolution au point d’écrire que, en quittant le joug de l’Espagne, Cuba risquait de se retrouver sous une tutelle pire encore, celle des U.S.A. ; l’histoire, jusqu’en 1959, lui donnera raisonÂ
Il écrivit le texte ci-dessous en anglais pour le quotidien étatsunien « The Sun ». Il est daté du 31 juillet 1880 et le lecteur curieux peut le trouver, en anglais puis traduit en espagnol, dans le Tome 15 intitulé « Europa » des « Obras Completas » de José MARTÍ, Editorial de Ciencias Sociales, La Habana, 1975, Chapitre « THE BULL FIGHT » pages 168 à 179. Je me suis permis d’en faire une traduction en français pour les fidèles de Corrida Si.
Michel MARCOS (40290 OSSAGES)
LA COURSE DE TAUREAUX

« Ceux qui vivent aujourd’hui à New-York ont l’opportunité d’assister à une course de taureaux. Des “chulillos”, [(drôles, malins débrouillards) entre guillemets dans le texte original en anglais, intraduisible, correspond ici à nos actuels peones, (NdT)] vêtus de splendides costumes ornés de dentelles et d’or, lanceront dans le vent les plis gracieux de leurs petites capes rouges. Ils porteront des souliers bas et exhiberont leurs mollets musclés dans des bas de soie. Les sauts et les mugissements des taureaux effrayés pourront éveiller chez les spectateurs émerveillés une alternance de sentiments de joie et de crainte. Les animaux chargeront les astucieux chulillos ou tenteront de fuir. On les rendra fous avec de provocantes capes cramoisies ou des cris torturants. Les matadors pourront faire un brillant et fascinant usage de leurs capes sans danger. La corrida, cependant, ne pourra être qu’un pâle reflet d’une authentique course de taureaux espagnole, car Mr. Bergh ne souhaite pas que les animaux souffrent. L’étrange plaisir que produit une course de taureaux a son origine dans les souffrances du taureau, dans sa terrible et aveugle furie, dans le danger couru par les hommes et le spectacle de chevaux ensanglantés qui se traînent sur le sable. C’est l’émotion qui naît des agonies, de la mort, de l’odeur du sang et de l’applaudissement fébrile qui salue le taureau qui blesse ou tue ses persécuteurs, et troue avec ses cornes ensanglantées les corps des chevaux morts. C’est le grand tumulte et cette originalité féroce qui créent ce plaisir sauvage.
Les
new-yorkais n’iront pas aux arènes, à moitié fous d’excitation, en mangeant des
oranges et en buvant du bon vin Ă la gourde. Ils n’arriveront pas Ă
l’amphithéâtre en criant et en chantant sur le toit des omnibus. Les riches ne
voyageront pas dans une calèche, ce véhicule enchanteur, dont la structure
poussiéreuse est tirée par six mules fougueuses, couvertes de rubans et de
clochettes tintinnabulantes et est conduite par un andalou aux longs favoris
vêtu d’un costume à paillettes, un foulard violet noué sur la tête.
Aujourd’hui, les loges ne seront pas occupées par des dames en mantilles noires,
chacune avec une rose rouge dans les cheveux et une rose accrochée sur le côté
gauche de la poitrine. Les hommes prêts à mourir ne répondront pas aux cris
d’encouragements de ceux qui sont habitués à cette effusion de sang. Les malheureux
n’entreront pas dans l’arène, gaiement vêtus, le visage souriant et le cœur
défaillant, après avoir prié la Vierge, et ils n’agiteront pas les mains vers
leurs épouses aimantes, vers leurs mères tremblantes et leurs pauvres vieux
pères.
Le public
sans pitié, celui qui pense toujours que le torero ne s’expose pas assez ou que
le taureau ne tue pas un nombre satisfaisant de chevaux, ou que l’épée du
matador ne s’enfonce pas suffisamment profond dans le cœur de l’animal, sera
absent. Nous n’entendrons de la bouche des spectateurs enroués et excités les
terribles mots de « froussard !», « fripon ! »,
« idiot ! » lancés à quelque malheureux picador, peut-être monté
sur un cheval à moitié famélique et blessé, affrontant, pique en arrêt, un
taureau aux yeux injectés et aux cornes baissées.
Il manquera
Ă cette exhibition les dangers nouveaux et toujours inattendus qui maintiennent les nerfs sous
tension.
“Señor”
Fernández essaiera de nous offrir une course de taureaux, mais il sait que,
pour tenir compte des sentiments du public, il doit la dépouiller de ses
caractéristiques sauvages et authentiques.
Combien est
splendide et terrible une course de taureaux à Madrid ! L’amphithéâtre se
remplit entièrement trois heures avant la corrida. On paie les prix les plus
élevés pour les places assises. Des personnes dépourvues d’argent s’en font
prĂŞter pour aller Ă la corrida. Tout le monde boit, mange et crie. Des
plaisanteries piquantes chatouillent les oreilles des jeunes filles les plus
élégantes. Le soleil brille et brûle. Il y a un tumulte de pandémonium. Les
spectateurs sifflent, applaudissent, se giflent, et les couteaux brillent.
Enfin, le
président de la fête entre dans sa loge. Le roi y assiste fréquemment. Il est
accompagné de la reine. Il agite un mouchoir. Y répond une formidable explosion
d’applaudissements. La trompette sonne. Un officiel en costume Philippe IV, sur
un fringant coursier, va jusqu’à la loge du président qui laisse tomber dans
son chapeau emplumé la clé du “toril”, ou corral où sont enfermés les taureaux.
Il repart au galop et jette la clé au chef du groupe des toreros.
Cette
cérémonie terminée, suit un spectacle éblouissant, romantique et animé. Il
s’appelle le “despejo ” [entre
guillemets dans le texte : évacuation de l’arène avant de lâcher le
premier taureau ; en réalité, J.Martà fait une erreur, confondant le despejo et le “paseo ”,
défilé des toreros (NdT)]. Tous les toreros, trompe-la-mort, saluent le
président. Le chef s’appelle “ la espada ” [(sic : cette erreur est étonnante, il aurait dû écrire
“ el espada”) entre guillemets dans le texte : porteur de
l’épée, matador (NdT)]. Chaque espada a ses assistants, sa “cuadrilla”. Ils
se déplacent lentement et avec grâce, leurs costumes brillent à la lumière du
soleil. Les chulillos, dont la mission est de distraire et de fatiguer le
taureau par l’incessant mouvement de leurs petites capes et les “banderilleros”,
qui clouent des dards dans sa peau, suivent Frascuelo, Lagartijo, MachĂo,
Arjona, le vieux Sanz, les grands matadors qui sont adulés par les femmes et
respectés par les hommes. Les picadors, vêtus de larges pantalons de cuir
jaune, de chapeaux de peluche grise à bords rigides et les jambes gainées de
fer suivent ceux qui vont à pied. Invariablement ils pèsent trop pour leurs
chevaux osseux à 10 dollars. Le “cachetero”, dont le petit couteau aiguisé
donne le coup de grâce au taureau blessé, les suit. Les “mulillas”, ou mules
couvertes de plaids multicolores et chargées de bruyantes clochettes clôturent
la procession. Ce sont elles qui traînent hors de l’arène les taureaux et les
chevaux morts.
On salue le
roi. Les mulillas sortent de l’arène. Les picadors se déploient près du toril,
piques au repos. Les chulillos jettent vers la barrière extérieure leurs capes
de soie et prennent leurs “capas de combate”, toutes déchirées et en loques. La
trompette retentit Ă nouveau. Les applaudissements redoublent. Une porte
massive s’ouvre, au bout d’un corridor étroit et obscur, et le taureau entre en
piste. Pour le rendre plus furieux, on l’a maintenu dans une obscure prison,
sans nourriture ni eau, et il a été torturé à coups de pique. Aveuglé par le
torrent de lumière, effrayé par les cris qui l’accueillent, indécis quant à sa première
attaque, il s’arrête, gratte le sable avec colère, baisse la tête et regarde se
ennemis avec férocité.
Il est
possible qu’il se jette tel l’éclair sur un picador. Le cheval reçoit le
terrible choc et, blessé à mort, il est
jeté contre la barrière. En général, le picador reste enseveli sous sa
pauvre bĂŞte. Il peut aussi arriver que le taureau choisisse un chulillo pour sa
première attaque. L’habile homme traîne sa cape derrière lui ou la jette d’un
côté pour distraire l’attention du taureau furieux, et, en atteignant la
barrière, la saute en un éclair, comme un oiseau sans ailes.
Maintenant,
ce qui n’était qu’un jeu devient sérieux. La foule s’enthousiasme, affole le
taureau, insulte les toreros et réclame la mort d’encore plus de malheureux
chevaux.
Quand le
picador tombe, les chulillos provoquent le taureau pour éviter qu’il blesse
l’homme. Ils entourent l’animal de leurs capes et, finalement, sur intervention
de la trompette, le travail des chevaux s’achève et commence celui des
banderilleros.
Les
chulillos, encouragés par les cris de la multitude, avancent vers le taureau.
Ils agitent devant lui de petits bâtons sur lesquels sont collés des morceaux
de papier de couleurs vives. Leur frémissement ressemble au froissement de la
soie. Des dards au bout de ces petits bâtons permettent de les clouer dans le
cou du taureau. Parfois le “banderillero” se place presqu’entre les cornes de
la bête en fureur, le mufle de l’animal à ses pieds, et plante ses dards dans
la chair tremblante. Le taureau rugit et mugit. Il fonce, recule, s’arrête,
charge et charge encore et finalement se déplace autour de l’arène, sa grande
échine couverte du panache des dards cloués dans son cou. Il faut encore tuer
plus de chevaux. Bien que les faibles pattes du taureau puissent Ă peine le
soutenir, bien que les flots de sang ruissellent sur son corps et bien qu’il
emplisse le cirque de ses mugissements de douleur, une “banderilla” de feu est
lancée contre son cou. En pénétrant dans la chair, la “baqueta” [baguette (NdT)] du dard prend feu. L’odeur de chair brûlée
emplit l’air et une fumée noire monte en spirales du cou ensanglanté. Le
mugissement du malheureux animal devient horrible. Parfois, le taureau se
couche sur le sable et refuse de continuer à se battre. Un homme s’approche
alors, armé d’une faux aiguisée attachée à un bâton et coupe les genoux [J.Martà aurait dû écrire « jarrets » (NdT)] et les pattes de l’animal sous
les applaudissements de la foule. Des larmes jaillissent des yeux rougis. Le
taureau couché tente de se relever. Il se traîne au sol. Il veut vivre encore
mais on l’achève avec des couteaux.
Habituellement,
le matador vient après les banderilleros. Il cache son épée dans une
“ muleta” rouge. Dans sa main droite, il tient sa “montera”, un beau
bonnet rond, et s’adresse avec grâce à la loge présidentielle à laquelle il
offre sa victime. « Au roi ! », « à la reine ! »,
« aux femmes andalouses ! ». Au cours de cette offre [brindis (NdT)], les choses les plus
originales et les plus extravagantes sont dites. La multitude laisse libre
cours Ă un sourd murmure. Le matador indique Ă sa cuadrilla le lieu oĂą il
désire tuer le taureau. Les chulillos agitent leurs capes devant le mufle de
l’animal fatigué et l’amènent vers l’endroit choisi par le matador, qui
s’avance.
L’animal a
été aiguillonné par les picadors, affaibli par les dards des banderilleros et
abruti par les cris de la multitude et la chasse des chulillos. L’espada [le matador (NdT)] l’aveugle par les
rapides mouvements de sa cape cramoisie ; le taureau, trompé, se jette
vers le tissu et l’espada lui porte une estocade dans le cœur. Parfois l’espada
manque son coup et blesse le taureau au cou. Le sang gicle de la bouche de
l’animal. Nulle langue n’est capable de prononcer des paroles plus féroces que
les épithètes lancées au matador par la multitude frustrée qui attendait une
habile estocade.
On pourrait
penser que l’on va tuer le matador. On le siffle et on arrache des morceaux de
laine des sièges pour les lui jeter. Par contre, si la feinte réussit, des
cigares, des chapeaux, des capes et même des éventails des dames obscurcissent
le ciel. La quantité de cadeaux qui tombent dans l’arène empêche parfois que le
matador puisse continuer à faire d’autres révérences à ceux qui occupent la
loge présidentielle. La musique joue, il y a encore plus de cris, tandis que
les mulillas, au son de leurs clochettes, traînent les chevaux morts et le taureau encore chaud. Elles
laissent derrière elles une grande traînée de sang.
La trompette
retentit pour la troisième fois. Le “toril” est à nouveau ouvert et un autre
taureau apparaît. On l’aiguillonne, on le brûle et finalement on le tue, parfois
avec dix, parfois avec vingt estocades. Lors de chaque corrida huit taureaux
sont tués. Si un taureau blesse un homme et que celui-ci reste au sol, laissé
pour mort, personne n’y attache d’importance. Le spectacle continue comme si de
rien n’était, et parfois on applaudit le taureau. S’il donne un coup de corne Ă
un auxiliaire avant que ses compagnons
puissent lui venir en aide, pas un seul cri d’effroi ou un murmure de pitié ne
vient de la multitude. L’homme est conduit à l’hôpital, blessé ou mort. L’incident,
naturellement, produit quelque agitation, mais le sport continue et les femmes
n’abandonnent jamais leurs places.
Quand un taureau blesse deux ou trois matadors et tue seize ou dix-sept chevaux, sa photographie est très demandĂ©e. Tout le monde l’achète. Sa tĂŞte est vendue au prix fort, et elle finit comme dĂ©coration dans la rĂ©sidence de l’un des amoureux de ce sport. Ainsi se dĂ©roule une course de taureaux espagnole, dans toute sa nuditĂ©. Heureusement, Mr. Bergh nous Ă©vitera un semblable spectacle Ă New-York. «Â
“The Sun”. New-York, 31 juillet 1880.
Notes du
Traducteur :
- Les guillemets “ ” ou « » sont utilisés tels que J.Martà les a utilisés dans son texte original en anglais.
- J’ai cherché à respecter autant que faire se peut le style de l’auteur : répétitions, paragraphes, exagérations, vocabulaire parfois désuet, etc.
- On ne peut bien comprendre ce texte qu’en le replaçant dans son époque (la lutte de libération de Cuba a déjà commencé). L’Espagne est donc l’ennemie et José y a été déporté, après son arrestation, de 1869 à 1873. La corrida, elle, n’avait pas encore les codifications actuelles.
- Je n’ai pas réussi à trouver de références sur la corrida prévue à New-York et dont il est question ici. A-t-elle finalement eu lieu ?
Michel MARCOS. (El Quijote).